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dix fois rien
5 mars 2010

Ayurveda

Les yeux sont clos. Le corps allongé, presque infiniment nu et enduit d’huile. Deux mains sont posées sur ma poitrine comme on ouvre les lourdes portes d’une granges. L’air sort de ma bouche. Les yeux sont clos; tout est clair. Et précis. Les mains sont chaudes. L’huile sur la peau s’émancipe. La table en bois sous les fesses est un peu dure. Les murs sont bleus, et roses, un néon éclaire la scène. Ayurveda.

Il est venu comme l’arrivée de la pluie, subitement après une très longue attente. Sans doute, cette phrase décrit-elle le mieux l’événement. Comme la trentaine aussi. Ce n’est qu’une vue de l’esprit, quelque chose qui se casse la gueule.
Je ne l’ai pas encore vu, il ne s’est pas manifesté, personne n’a prévenu. Il n’y a aucun signe, mais il est là, il est venu. Dans la pièce d’à coté, je le sais qu’il attend et je dois faire avec. Mon père est là.

Les yeux sont fermés; mon corps dérive de droite à gauche sur la table de bois en accord, à la soumission des mains, de leurs gestes rapides, assurés. Se laisser faire, et leur laisser inscrire une cartographie inédite sur mon corps. Et peut-être, quelque chose qui me dépasse, que je comprendrai un jour autre. La place au souvenir de sensations connues; la vision d’une volute de cigarette à la lumière d’un réverbère, la première nuit avec un ancien amant, les averses en été. Les jambes de Pamela, son rire.

La présence est immatérielle, et lointaine, invisible. Mais n’empêche elle est bien réelle, dans la pièce d’à coté. Car j’ai su son arrivée en discrétion, qu’il attendrait dans la salle d'attente du dispensaire. Je l'ai su, dans son invisibilité je l’ai vu. Son corps, son nez anguleux, ses cheveux gris, sa façon de s'arracher la peau sèche avec les dents du haut.
Il est là sans atome. Sa présence est immatérielle.

Je ferme les yeux. Mon père est là, il est venu. Pas pour s’imposer. Juste dans l’autre pièce. Ça rappelle la discrétion des phares. Alors je laisse aller, de droite à gauche sur la table en bois. Je suis le rythme des mouvements, qui entraînent un flot d’images qui s’enchaînent et se suivent, se remplacent, effacent, complètent. Je pleure, le coeur ralentit, la respiration. Les mains chaudes, l’huile, je glisse. Comme roule des larmes le long du visage. Des larmes de douleur à force de sentir mes os s’enfoncer dans le bois de cette table. Des larmes, parce que j'ai su l'annonce de deuils à venir. Des deuils de tombes claires, des fins de vie il y en aura à partir de maintenant. Des deuils reportés jusqu'ici, les choses seront différentes. Des deuils de folle joie, passer à l’étape suivante. La cour des grands. Sans mouvement, une autre couleur du ciel, une autre lecture du monde. Le deuil de ce que j'avais laissé bâtir en moi. Croire en ce que j’ai toujours cru. L’effondrement n’est rien qu’un aller, retour des vagues. Avoir un chèque, pas sans vous. Être près de lui. Je pleure de mes yeux, de ma gorge, de mes âges où je ne retournerai plus. Des deuils, un moment de peur aussi. Celle de rater, bousiller la suite de l'histoire, d'être opiniâtre à tout gâcher. Celle de ne pas être l’homme que je voudrais. Celle de finir par préférer de ne plus croire en ces certitudes intimes par facilité. Renier ce bout de foi.

Retenir les gestes, les mouvements inscrits sur la peau et à travers elle. Mémoriser ce moment-là, car il comptera. J’entrouvre les yeux, et la lumière franche du néon me rappelle que les murs sont bleus et rose, légèrement décrépits. Que le masseur a mon âge, qu’il porte une moustache. Que le monde est au-dehors de cette pièce en silence. J’ouvre les yeux et le laisse, me trimbaler de droite à gauche. J'abandonne les barrières. Immatériel, et dans une autre pièce, et sans nouvelles de lui: Il est bien présent. Mon père.

Les bras passent au-dessus de ma tête comme le wagon d'un grand huit. Une partition connue par coeur, avec peut-être quelques variations. Mon regard s’hypnotise facilement. Mon père. Je ne saisis toujours pas ce qu’il est venu faire, ce qu’il essaie de me communiquer. Mais je comprends à cet instant que son message est la poursuite d’une vieille conversation, à travers les Âges. Nos rencontres multiples et même au delà de sa mort qui barrera ma route un jour. Je ne distingue pas mieux ce que j'aimerais savoir, avoir, au mieux retenir de lui.
Il est là dans mes pensées.
Mes inquiétudes, que fait-il ?
Dans sa maison, sa retraite, avec sa femme –ma mère.
En silence parfois il est simplement là à surveiller.
Prêt à être présent.

Je n'aurais pas cru ça de lui, ni de moi.

Il s'impose comme je le convoque.

Le rythme s’accélère, mes larmes s’écoulent et sèchent. Le masseur me sourit, il est dans son regard aussi.

Il n’y a personne dans la salle d’attente de l’autre coté de la porte je le sais. Mais j’ai invoqué mon père. Il restera à quelques pas de moi, je resterai à quelques regards du sien. Comme des vieux amis, des connaissances d’âges anciens. 
Mon père est là.

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